On devait vous en parler dans un joli sujet vidéo sur la sélection du festival d’Angoulême avec plein d’autres BD. Mais finalement, en plus du manque de temps et de différents problèmes sur place, il apparaissait évident qu’il n’y avait que d’une seule œuvre dont il fallait parler. Car, parmi toute la sélection de ce dernier festival d’Angoulême, la bande dessinée qui aurait le plus mérité un prix, quel qu’il soit, et qui est reparti sans rien; c’est Habibi de Craig Thomson.
Scénario et dessins de Craig Thomson. Publié chez Casterman dans la collection Ecritures. 24€95, sorti le 25 Octobre 2011.
Habibi est un conte oriental mais aussi une histoire à vocation universelle. Habibi est un livre-fleuve de plus de six cents pages, fruit de deux années de travail de son auteur, Craig Thompson, déjà remarqué avec Blankets, chronique d’une passion amoureuse publiée en 2004. Habibi est aussi un hommage à la calligraphie arabe, à ses arabesques et ses enluminures, avec ses lignes courbes pleines de sensualité et de grâce. C’est l’histoire de deux jeunes gens, Dodola et Zam. Dodola a été vendue par ses parents à un scribe alors qu’elle était tout juste une jeune fille. Cet homme qui gagne sa vie en recopiant des manuscrits lui apprend la lecture et l’écriture, avant que des bandits ne le tuent et n’enlèvent Dodola pour la vendre à un marchand d’esclaves. Mais la jeune fille, dotée d’un sacré tempérament, réussit à prendre la fuite, recueille au passage un jeune garçon de trois ans – elle n’en a que douze – et s’installe avec lui à bord d’un bateau abandonné, sorte d’arche de Noé échouée en plein désert. Là, pendant des années, elle veille sur lui, lui raconte des histoires « pour l’aider à s’endormir », des histoires « pour nourrir son imaginaire », des histoires « pour le distraire de la faim » ou « pour lui montrer que la vie est plus complexe que les leçons de morale veulent le faire croire ». Et puis un jour, neuf ans plus tard, ils sont arrachés l’un à l’autre, séparés pour longtemps. Dodola devient pensionnaire d’un harem, où elle doit satisfaire le Sultan pendant soixante-dix nuits d’affilée sous peine d’avoir la tête tranchée. Mais le souvenir de Zam, dont elle reste sans nouvelles, ne cesse de la hanter, tandis qu’elle apprend qu’elle est enceinte…
Il m’est extrêmement difficile de résumer l’histoire d’Habibi tant celle ci est d’une richesse quasi abyssale. Le scénario de Craig Thomson, auteur de Un Américain en balade, narre toute la vie, le drame de ses deux personnages dans un monde hostile à leur amour. L’histoire se présente alors comme la peinture touchante de deux âmes sœur, s’opposant et se retrouvant sans cesse. Mais tout autours de ce fil conducteur, de ses deux destins, Habibi développe toute une galerie de personnages extrêmement écrits. Thompson les fait chacun exister dans leurs propres arcs narratifs, le tout en servant le propos, l’intrigue et en ne perdant jamais le lecteur dans un trop plein d’informations. Un scénariste qui puise son inspiration dans de grands comptes et mythes fondateurs, culturels ou religieux, avec cette noble démarche de faire de l’imaginaire une manière de se libérer du monde, et qui lui permet de souligner l’aspect intemporel des sentiments qui lient les deux personnages principaux. Le tout trouve une osmose parfait entre réalité et imaginaire, l’un servant sans cesse l’autre, toujours avec une clarté incroyable.
Mais en plus d’être une œuvre humaniste et imaginaire, Thompson va construire en filigrane tout un sous texte sur une société en déclin, faisant le constat d’une perte d’humanité et de valeurs et du remplacement de tout but par celui d’avoir de l’argent. La richesse des thématiques abordés est proprement hallucinante, et les dialogues extrêmement bien écrits et traduits permettent une pénétration totale dans cette œuvre… Mais ce serait oublier au passage le boulot encore plus hallucinant qui a été effectué graphiquement.
Si le scénario de cet Habibi est un modèle de clarté, de construction et de richesse, il apparait évident que ce qui a pris le plus de temps, d’énergie et de travail est toute la partie graphique. L’artiste américain, visiblement fasciné par la culture orientale et tout l’univers graphique qui en découle, signe un énorme pavé de près de 700 pages lui rendant un brillant hommage tout en puissant dedans pour s’en servir dans son story-telling. Ce dernier peut-être aussi bien qualifier d’assez classique, avec un découpage très fluide, mais aussi, et surtout, d’expérimental, dans certains passages dynamiques ou totalement hallucinés. Partant dans des expérimentation graphique en s’inspirant de la culture oriental pour la mise en page, les cadres, la calligraphie et les représentations divines, Thompson brasse toute une culture et s’imprègne au mieux de ses éléments graphiques. Un énorme amalgame de références culturels et graphiques, qui trouvent toutes leurs places dans une cohérence visuelle assez dingue, passant du réel au rêve avec une aisance incroyable. Thompson a d’autant plus de mérite qu’il maitrise son trait à merveille, notamment sans son chara-design, fleurtant dans le style avec Will Eisner.
Un petit mot sur l’édition de Casterman, publiée dans la collection Ecritures. L’œuvre y trouve un écrin à la fois souple et facile à manipuler malgré les 700 pages, mais également très travaillé, avec un papier épais et mat pour livrer au mieux les contrastes des planches et une couverture relief du plus bel effet.
Habibi est une claque, un long périple au plus prêt de ses deux personnages, d’une puissance émotionnelle incroyable et d’une richesse, à la fois thématique mais surtout graphique. Une œuvre colossale, que son auteur aura mis 8 ans à réaliser, et qui est un immanquable de la bande dessinée américaine !
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